La personnalité d’Ythro, le beau-père de Moshé Rabbénou interpelle régulièrement. Il est d’abord présenté comme le « prêtre de Midyan » (Shémote 2, 16). Bien que son nom ne soit pas cité explicitement, le Midrash explique qu’il s’agissait bien de lui :Il était alors le grand prêtre des païens. Ayant reconnu la vanité des idoles, il se retira de sa fonction et fut alors mis de côté par ses anciens fidèles.
Certaines traditions le présentent également comme un ancien conseiller du Pharaon, aux côtés de Bil’am et de Iyov. Lorsque le dirigeant égyptien voulut mettre à mort tous les premiers-nés hébreux, Ythro s’opposa clairement à cette décision et prit la fuite vers Midyan afin de marquer sa désapprobation. Il en fut récompensé à travers ses descendants qui siégèrent au Sanhédrin (Sota 11a). A cette époque, il n’était pas encore question de « conversion » ni même de« monothéisme », mais on sent déjà un véritable sentiment de« justice » parcourir celui qui deviendra le beau-père du plus grand prophète de tous les temps.
En réalité, il n’est pas possible de retracer d’une manière unanime l’histoire d’Ythro avant le don de la Torah. Outre les traditions midrashiques parfois contradictoires, il existe un débat de fond entre Rachi et Ramban sur son rapport à l’idolâtrie lors de sa première rencontre avec Moshé Rabbénou. Alors que le premier explique qu’il avait déjà tout abandonné, le second considère qu’il était encore en poste à cette époque. Appuyant cette hypothèse, la Mékhilta (sur Shémote 18, 3) rapporte qu’Ythro consentit au mariage entre Moshé Rabbénou et Tsipora à la condition que leur premier fils soit consacré à l’idolâtrie. Selon le Ba’al haTourim, Moshé feint d’accepter cette condition, car il savait que son beau-père reviendrait rapidement dessus et finirait par abandonner totalement ses anciennes croyances (commentaire sur Shémote 2, 16).
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A ce stade, deux idées fortes peuvent être avancées :
Tout d’abord, le passé d’un converti ou d’un ba’al téchouva est toujours entouré d’un certain flou, et cela est mieux ainsi… Certes, il est intéressant de se rendre compte du changement incroyable entre la « vie d’avant » et l’implication présente dans la Torah, mais il n’est pas nécessaire de connaître les détails avec précision. L’important est surtout de considérer celui a décidé volontairement de reconnaître Hachem en fonction de qui il est maintenant.
De plus, la conversion et la téchouva ne sont pas des processus automatiques. Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton afin que le changement s’opère. Des mécanismes psychologiques se mettent en place progressivement, pour aboutir finalement à une vraie reconnaissance d’Hachem et de ce qu’Il attend de chacun. Or, en fonction des personnes, la durée et les étapes de ce cheminement peuvent varier.
Aussi en ce qui concerne Ythro, certaines traditions supposent qu’il avait déjà reconnu la Hachem avant l’arrivée de Moshé Rabbénou à Midyan. D’autres considèrent que cela lui a pris plus de temps. Quant au passage talmudique le présentant comme un ancien conseiller du Pharaon, il signifie qu’une première remise en cause était déjà intervenue avant sa réflexion concrète sur l’abandon de l’idolâtrie. Cela annonçait déjà son futur revirement.
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En avançant dans notre enquête sur la personnalité d’Ythro, une question apparaît : Pourquoi a-t-il attendu pour rejoindre les bné-Israël dans le désert ?
Les Sages du Talmud (Zeva’him116a) présentent trois avis différents :
1. Il entendit parler de la guerre contre ‘Amalek, ce terrible ennemi qui attaqua les bné-Israël sans raison apparente.
2. Il entendit parler du don de la Torah.
3. Il entendit parler de l’ouverture de la mer Rouge.
Ces trois avis représentent trois motivations légitimes et complémentaires, de la conversion au Judaïsme :
1. La sensibilité aux malheurs du peuple juif, et notamment à l’antisémitisme.
2. Le rapport à la Loi
3. Le rapport aux miracles et à la émouna (foi)
Chaque motivation en elle-même est légitime, mais non suffisante. En effet, se sentir proche du peuple juif n’est pas suffisant pour s’engager à respecter toutes les six cent treize mitsvote, avec les strictes exigences quotidiennes qu’elles impliquent.
De même, le rapport à la Loi est indispensable, certes, mais il n’est pas possible de respecter la Torah pleinement si l’on ne s’inscrit pas dans le cadre d’une communauté juive. La Torah est la loi du peuple juif, aussi faut-il nécessairement s’associer à la collectivité pour la pratiquer. Or, un rapprochement sentimental avec l’histoire et les souffrances des bné-Israël est indispensable pour cela.
Enfin, si le rapport au peuple et à la loi est fondamental, on ne peut pas concevoir la Torah uniquement comme un code de loi associé à une nation spécifique. Quelle serait alors la différence avec un simple changement de nationalité ? C’est qu’en toile de fond, il y a un fort rapport à D.ieu, le Maître du monde capable de changer les lois de la nature lorsqu’Il le désire dans l’intérêt de Ses créatures. Aussi est-il écrit juste après la traversée de la mer rouge : « Et ils eurent foi en Hachem » (Shémote 14, 31).
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Malgré tout, Ythro apparaît quelque peu comme un« outsider ». Il ne quitte pas l’Egypte en même temps que son gendre, et repart finalement chez lui après avoir apporté ses conseils bienveillants.
Son départ est rappelé plus tard, dans la paracha « Bé’aalotékha »(ch. 10) :
Après avoir accompagné les Hébreux dans le désert pendant un moment, Moshé Rabbénou demande à son beau-père de les suivre en terre d’Israël. La réponse de ce dernier est catégorique : « Je n’irai pas. Je n’irai que vers ma terre et le lieu de ma naissance » (v. 30). Puisque Ythro reconnaît la grandeur de Dieu et accepte la mission confiée au peuple d’Israël, pourquoi refuse-t-il ainsi de le suivre vers la « terre promise » ? Plusieurs réponses sont apportées par les commentateurs, tentant notamment de comprendre la répétition apparente dans son discours : « (…) vers ma terre et le lieu de ma naissance ».
Rachi explique : « Par rapport à mes biens, et par rapport à ma famille ». Le rapport à la propriété apparaît comme la première préoccupation. Il est dur de tout quitter, de tirer un trait sur ses possessions ou sur son compte en banque. Rien ne dit qu’il sera possible de «se reconstruire » ailleurs. Cependant cette motivation matérielle s’accompagne d’une autre motivation plus noble : « la famille ». Le Sifté ‘hakhamim précise qu’Ythro désirait rentrer dans son pays natal pour convaincre ses proches de l’importance de la Torah, afin de diffuser la lumière découverte aux côtés de son gendre dans le désert.
Pour Ibn Ezra, Ythro déclare : « J’habite là-bas aujourd’hui et j’y suis né ». Il existe un attachement pour notre terre natale, qui nous renvoie aux souvenirs de notre enfance et au-delà. Qui plus est, il s’agit de l’endroit dans lequel nous évoluons. Changer ses habitudes est quelque chose de délicat, peut-être même de non naturel. Il s’agissait certes de la démarche d’Abraham, mais celle-ci sortait justement d’une logique existentielle classique. On pourrait même avancer que la démarche du Patriarche reflète un idéal, alors que celle d’Ythro reflète davantage la réalité pratique.
Enfin pour le Sforno, il convient d’établir une distinction entre les anciennes et les nouvelles générations. « Ma vieillesse ne pourrait pas supporter l’air d’une autre terre et une autre alimentation » dirait Ythro à Moïse. Plus l’âge avance plus le besoin de sédentarisation se fait sentir. La jeunesse rêve d’aventure, elle est davantage nomade, l’absence de biens et de souvenirs accumulés y aidant…
Il y aurait encore beaucoup à dire en ce qui concerne personnalité d’Ythro et la manière dont les commentateurs ont interprété les différents textes le concernant. En guise de conclusion, on se rapportera à la tradition rapportée par Rachi (Shémote 18, 1) selon laquelle Ythro avait sept noms. L’un de ces noms est « yéter », signifiant « en plus/rajouter », car il apporta une valeur ajoutée dans l’organisation de la justice juive, lorsqu’il conseilla à son gendre de s’entourer d’autres Sages pour traiter des cas difficiles (Shémote 18, 21-23).
Rappelons à ce propos que selon le Talmud (op. cit.), Ythro apparaît la première fois comme conseiller du Pharaon. Il abandonne finalement cette charge à cause de l’injustice qu’il ne supporte plus. Ce sentiment de« justice » est le point de départ de tout son cheminement spirituel. Or, c’est finalement lui qui transmit à tout le peuple juif un enseignement éternel sur la façon dont la justice doit être appliquée. Remarquable.