Ytro : Le miroir du juif

Écrit par
Yona Ghertman
Publié le
28/10/2022

Miroir, mon beau miroir... Surtout ne dis rien !

Lorsque Moïse s’enfuit temporairement d’Egypte pour s’installer à Midyan, il y rencontre le prêtre de l’endroit et y épouse sa fille, Tsipora (Exode 2). Après la révélation du buisson ardent, Moïse fait part à Ytro de sa volonté de retourner en Egypte pour rejoindre son peuple. Ce dernier accepte volontiers sa requête, le laissant repartir avec sa fille et ses petits-enfants (Exode 4, 18-20).

Selon le Midrash, le beau-père de Moïse avait abandonné ses prérogatives sacerdotales avant l’arrivée de Moïse à Midyan, car il avait reconnu de lui-même la vanité de l’idolâtrie(Shemote rabba 1, 32). Cette affirmation va bien dans le sens du texte. Ytro accepte que sa fille quitte son pays natal en compagnie de Moïse, et donc qu’elle s’accorde avec ses idéaux et qu’elle rejoigne son peuple. On pense ici naturellement au comportement inverse de Lavan qui tentait de retenir Jacob, en revendiquant des droits sur sa famille (Genèse 36), désireux selon les Sages d’anéantir tout avenir spirituel chez les descendants du Patriarche. Si Ytro n’agit pas de la sorte, c’est que lui-même accepte la destinée de Moïse et de son peuple, voire qu’il la partage, ou du moins, qu’il réfléchit à le faire.

Alors que les Hébreux sont dans le Désert, après la sortie d’Egypte, Ytro les rejoint temporairement, accompagnant la famille de Moïse qui était restée à Midyan dans un premier temps (Exode 18). Les Sages voient dans cette venue d’Ytro un pas franchi dans sa reconnaissance de Dieu. Si auparavant il s’était convertit au monothéisme, il décide de venir précisément après le don de la Torah car il désire maintenant se convertir au judaïsme. Selon Rabbi Eliézer, cet épisode est tout simplement le modèle de la conversion, un enseignement à l’adresse des responsables rabbiniques postérieurs : 

« [Dieu dit à Moïse] : J’ai rapproché Ytro [en acceptant sa conversion] et je ne l’ai pas éloigné. De même pour toi, lorsque viendra te voir un homme afin de se convertir avec une intention pure (léchem Shamaïm), rapproche-le, et ne l’éloigne pas »(Mekhilta shemote 18, 6).

Malgré cela, et bien que le texte laisse apparaître des apports positifs d’Ytro, vis-à-vis de Moïse et de tout le peuple, d’autres sources rabbiniques vont mettre en avant un aspect moins reluisant. Il n’est pas question de diminuer le mérite d’Ytro, mais de souligner la suspicion pouvant être engendrée suite à la conversion.

Ceci se retrouve par exemple au sujet de l’histoire de « Pin’has ». Pin’has, petit-fils d’Aharon haCohen, le frère de Moïse, se fait connaître en tuant Zimri Ben Salou, un prince d’Israël. Loin d’être condamnée, cette action est louée par Dieu, car la victime était un transgresseur public et volontaire, que personne n’osait réprimander. Etablis à Chittim, les hommes s’étaient laissés aller à la débauche avec des filles de Moav et Midyan. Non seulement les gens du peuple, mais également les dirigeants des tribus s’étaient mêlés à cette rébellion contre Dieu. Zimri ben Salou défia l’autorité de Moïse explicitement (Nombres 24, 6) mais celui-ci ne réagit pas. C’est alors qu’intervint Pin’has, agissant en zélateur, permettant de calmer la colère divine qui avait déjà décimé vingt-quatre mille personnes (Ibid. 24, 8-9)

Pourquoi Moïse ne réagit il pas lui-même?

En réalité, la loi était évidente, le mariage entre Moïse et Tsippora avait eu lieu avant la promulgation de la Torah, il n’était pas comparable à cette union interdite légalement. Le silence de Moïse s’explique donc par la suspicion dont il est la victime. Il se trouve déstabilisé et ne sait que répondre. Bien que Tsippora fasse désormais légalement partie des Bné-Israël, elle n’est pas née au sein de ce peuple. Cela ne dérange ni Moïse, ni même Dieu ; seul un mécréant notoire souligne la chose. Cependant cette suspicion, aussi infondée soit-elle, suffit à établir un fossé entre l’épouse de Moïse et le reste du peuple. Aux yeux de certains, celle-ci n’est pas complètement juive. Ce regard est erroné, certes, mais il existe et pèse sur le converti et son entourage.

À la suite de ce passage, Dieu intervient pour montrer aux yeux de tout le peuple que l’acte de Pin’ahs est justifié. Le verset introduisant l’alliance établie alors entre Dieu et Pin’has commence ainsi :

« Pin’has, fils d’Eléazar, fils d’Aharon haCohen, a détourné ma colère de dessus les enfants d’Israël (…) »(Nombres 25, 11)

Pourquoi l’ascendance de Pin’has est-elle alors rappelée, alors qu’elle avait déjà été mentionnée au verset 7 du même chapitre, à peine quatre versets en arrière ? C’est pour répondre à cette question que Rachi commente en se fondant sur le Talmud : 

« Puisque les tribus le méprisaient en disant : « Regardez ce descendant de Pouti ! Son grand-père maternel [Ytro] engraissait les veaux pour les sacrifices aux idoles ; aurait-il le droit de tuer un chef de nos tribus ? » C’est pourquoi l’écriture nous rappelle ses nobles origines».

L’ascendance paternelle de Pin’has est noble, elle est glorieuse et lui sert donc d’étendard, ou plutôt de protection contre ceux tentant de le disqualifier. Il n’est pas question d’une seule personne, comme cela était le cas dans l’accusation de Zimri ben Zalou contre Moïse. Le texte fait mention des « tribus », indiquant par-là que cette suspicion était généralisée à tout le peuple.

Ne serait-ce le lien le rattachant à Aharon haCohen, Pin’has aurait été en mauvaise posture malgré la justesse de son acte. Bien que la Torah accepte que le converti et sa descendance intègrent le peuple d’Israël et ses lois, les membres du peuple voient en lui un étranger au moindre comportement atypique. Cet à priori négatif n’est pas encouragé, au contraire. Il s’agit juste d’une constatation : le même Ytro dont le comportement est loué par la Torah et par les Sages était perçu avec une certaine ambiguïté par le peuple.

Est-ce vraiment étonnant ? La réponse nous semble négative. Ytro est un modèle de zèle, il conseille Moïse et prend en premier l’initiative de faire une bénédiction pour remercier Dieu. Il vient d’ailleurs et s’impose comme un modèle de croyance en Dieu… Il est l’autre, celui qui dérange car il joue le rôle d’un miroir, reflétant nos tâches et nos carences. Or, nous avons tous une relation ambigüe avec notre miroir : on le recherche lorsqu’on se sent bien dans sa peau, et on le rejette lorsqu’on ne veut pas se regarder en face… Ytro est donc en quelque-sorte le miroir du juif…

Yona Ghertman
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